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Jacques Le Goff, le médiéviste

       <<<<<<<<<<<<<<<<  Jacques Le Goff (1924-2014)  >>>>>>>>>>>>
             Article en hommage au grand médiéviste mort en avril 2014
 
L'historien français JACQUES LE GOFF (1924-2014). (JACQUES SASSIER/AFP)
« Mes héros ne meurent jamais. » Jacques Le Goff
 
« Jacques Le Goff, ce grand historien que le monde nous enviait » titrait le Nouvel Observateur au lendemain  de sa  mort le 1er avril 2014. Chantre de la "Nouvelle histoire", ce chef de file de l’École des Annales avait révélé l’importance du système de valeurs médiéval dont  l’époque actuelle est très largement l’héritière. 
 
Ce breton, par le hasard d’une nomination de son professeur de père, est né à Toulon mais sa mère était une provençale aussi pratiquante que son mari fut un laïc sceptique. [1] Jacques Le Goff le décrit comme un homme « droit, honnête, dévoué et intègre » et cherche déjà, à travers la figure paternelle, comment  les mentalités forgées par l’histoire, "l’inconscient collectif", peuvent  influer sur l’évolution des  sociétés. 
 
De Toulon, de sa jeunesse passée cours La Fayette, il retiendra l’importance de la topographie socio géographique d’une ville, des "frontières" entre quartiers, l’importance de la rue, des espaces publics comme marque de sociabilité, qu’il transposera plus tard à la cité médiévale. Autant l’expérience du Front populaire va l’enthousiasmer, autant il sera d’emblée opposé au régime de Vichy, écrivant en 1987 que « Pétain est la plus grande tache sur l’histoire de France ». Il fera son hypokhâgne dans un lycée de Marseille sans avoir obtenu la moindre bourse puis entrera dans la Résistance. Il se retourne du communisme, surtout après « le coup de Prague » auquel il assiste et militera ensuite au PSU (le parti socialiste unifié)
 
Ses premiers ouvrages importants, « Marchands et banquiers du Moyen Age » et « Les Intellectuels au Moyen Age », analysent le développement urbain au XIIIe siècle et le rôle d’une institution comme les ordres mendiants dans la structuration d’un nouveau paysage social. Il met aussi l’accent sur l’émergence de nouvelles pratiques comme la diffusion du savoir qui va faire de l’intellectuel une des grandes figures de cette époque. Dans un ouvrage essentiel « La Civilisation de l'Occident médiéval », il procède d’une approche globale de l’ère médiévale en partant de son univers mental, de l’impact d’une religion qui, pendant une dizaine de siècles, a modelé le mode de vie des populations pour l’adapter, le rendre conforme aux prescriptions chrétiennes. Cette approche s’appuie sur son idée que « l’histoire est mue par des mouvements profonds et continus, elle ne connaît pas de rupture brusque. »     
 
               
 
Il s’intéresse à tous les aspects de la vie médiévale à travers les objets du quotidien, la vêture, l’alimentation et même le comportement de tel ou tel groupe social. Dans « L’imaginaire médiéval », il se penche sur le rêve, les mentalités, les croyances collectives pour évaluer l’impact de leur évolution et les conséquences pour la société. Pour lui, l'histoire en tant qu'histoire des hommes et de leur sensibilité, ne peut prétendre à l'objectivité : c'est une « activité presque involontaire de rationalisation. »
 
Il s'est penché par exemple sur le rôle d'Helgaud de Fleury qui au début du XIe siècle présente le roi Robert le Pieux comme un saint alors qu'il a répudié sa femme, en enlève une autre qu'il finit par épouser, se retrouvant ainsi bigame. Autre exemple puisé dans le siècle suivant, celui du roi Philippe Auguste se remarie sans consommer ce nouveau mariage puis enferme sa femme pour pouvoir se remarier. Contradiction entre liaison du cœur et raison d'état dont l’Église s'accommode sans grande peine.Il s'est aussi élevé contre le découpage de l'histoire en tranches, l'idée de rupture entre les grandes époques qui ont marqué l'évolution historique et dont il disait : « Il semble souvent que la continuité l'a emporté sur la rupture, le point d'arrivée est pourtant si éloigné du point de départ que les gens du Moyen Âge eux-mêmes, dès le VIIIe siècle et jusqu'au XVIe, éprouveront le besoin de retourner à Rome parce qu'ils sentaient qu'ils l'avaient bien quittée. En chaque renaissance médiévale les clercs affirment plus encore la nostalgie du retour à l'Antiquité le sentiment d'être devenus autres. Revenir à Rome, ils n'y songent d'ailleurs jamais sérieusement. Quand ils rêvent d'un retour, c'est à celui qui les ramènerait au sein d'Abraham, au paradis terrestre, à la maison du Père. »
 
Il participe aussi à la diffusion de l'enseignement de l'Histoire dans l'émission Les Lundis de l'Histoire sur France Culture puis à l'écriture de l'histoire des Annales intitulée Faire de l'histoire, réunissant ses articles dans le livre Pour un autre Moyen-Age. 
 

C’est au début des années 1960 lors d’un colloque d’historiens qu’il rencontre en Pologne sa future femme Hanka, qui termine ses études de médecine. Cette nouvelle expérience lui donne une vision européenne du rôle de l’historien, ce continent de « la continuité historique vécue » dit-il, qui fait qu’on peut vivre « l’Antiquité aujourd’hui en Europe méridionale comme le Moyen Age aujourd’hui en Europe septentrionale ». Expérience qui le mènera à présider la collection « Faire l’Europe » qui publie des ouvrages dans les différentes langues de la Communauté européenne.

 

                  
        

Interrview de Jacques Le Goff par André Burguière
 Dans une interview de l'historien André Burguière, Jacques Le Goff donne son sentiment sur la notion de Renaissance et d'évolution du rapport à l'argent :

« Ce long Moyen Age qui va du IVe au XVIIIe siècle [2] a connu plusieurs phases d'essor, que l'on peut qualifier de "Renaissances" parce qu'elles mêlent l'innovation au resourcement dans l'héritage de l'Antiquité. On a parlé de la "Renaissance carolingienne" au IXe siècle, il y a aussi eu une renaissance au XIIe siècle: c'est l'essor des villes et du grand commerce, la construction des Etats monarchiques, l'épanouissement de la scolastique et bientôt la création des universités. La principale différence de cette "Renaissance" avec celle du XVIe siècle, c'est que ses acteurs ne se pensaient pas comme les inventeurs d'un âge nouveau mais comme "des nains juchés sur des épaules de géants" ».
 « Je me suis demandé moi-même devant ces réactions si l'on assistait à l'émergence d'un nouvel anticapitalisme ou à la résurgence de l'ancienne aversion au profit, demeurée latente. En réalité, l'usage de la monnaie a été largement stimulé au Moyen Age par le développement du commerce international - surtout grâce aux marchands italiens - et des États bureaucratiques, à commencer par la papauté, qui lèvent des impôts payables en numéraire. Mais les hommes n'accordaient pas une valeur intrinsèque à l'accumulation du capital et, quand ils le faisaient, ils cherchaient à rendre cette accumulation compatible avec les exigences de l'au-delà. »

 

Jacques Le Goff, Gabriel Garcia Marquez : La vie est notre réponse

En une semaine nous venons de perdre deux grands témoins de notre temps, deux témoins agissants : Jacques Le Goff et Gabriel Garcia Marquez. Deux hommes qui ont bouleversé leurs domaines respectifs : l’histoire, la littérature. Leurs apports sont essentiels. L’histoire ne se fait plus de la même manière depuis les travaux de Jacques Le Goff. [...] Ces deux penseurs étaient des politiques dans le sens le plus noble de du terme, des hommes de l’agora. Ils portaient un regard lucide et engagé sur leurs sociétés. Tous les deux refusaient la logique de la misère tant matérielle, qu’intellectuelle.  IIs étaient en rage contre un ordre qui a fait de l’ignorance une de ses méthodes à richesse...
Jacques Le Goff écrivait « il n’y a pas de sens à l’Histoire mais l’Histoire donne un sens au temps ».
Allez écouter ces idées  sur France Culture (nombreuses émissions le concernant) et sur France Inter (la magnifique « Marche de l’histoire)
Extrait d'un article de Jacques Boura de Médiapart le 19 avril 2014

Notes et références
[1]
Cette "opposition complémentaire" entre ses parents l'a beaucoup influencé, surtout le contraste entre éducation religieuse et enseignement public qui lui a permis d'acquérir une grande liberté de conscience
[2] Pendant tout le temps que la doctrine catholique a été source de vérité tant que l'Eglise et sa doctrine ont été considérées comme les sources de la vérité. La rupture naît de deux révolutions : révolution industrielle dès le milieu du XVIIIe siècle et révolution française qui modifie profondément les structures mentales, le rapport à l'Histoire et au religieux.

Voir aussi
* L'hommage de Gallimard
* Mes fiches consacrées aux deux autres historiens de l'École des Annales Lucien Febvre et Emmanuel Le Roy Ladurie 

       <<<< Christian Broussas – Feyzin, 18 avril 2014 - <<<<© • cjb • © >>>>


30/04/2014
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La pensée de Fernand Braudel

L'historien Fernand Braudel (1902-1985)

    

Fernand Braudel, l'un des membres les plus connus de « l'École des Annales » partait de l’idée de la profonde unicité des sciences humaines,  et a marqué l'historiographie par ses concepts d’étagement des temporalités (qui s’oppose à l’histoire événementielle) et de civilisation matérielle ainsi que  l’importance de la longue durée. Sa vision prolonge l’histoire classique en s’ouvrant sur d’autres sciences humaines comme l'économie, l'ethnologie ou la sociologie.

Dans sa thèse sur la Méditerranée, Il divise les temporalités dans une histoire « longue à s'écouler, quasi-immobile » qui regroupe les espaces géographiques, les climats ou même les courants marins. Vient alors se superposer mouvements humains et les données économiques, fluctuations des marchés et des prix, des phases d’inflation et de récession… auquel succède l’histoire événementielle des tourbillons des guerres, de la diplomatie, des stratégies et des tactiques.

Le concept de longue durée
Dans un célèbre article datant de 1958 intitulé « Histoire et sciences sociales, la longue durée » pour répondre au livre de Claude Lévi-Strauss « L’anthropologie structurale, »  Fernand Braudel refuse de saucissonner les sciences sociales en raisonnant à trop court terme ce qui hypothèque les possibilités de convergence.

Son approche de la civilisation
Pour lui, l’idée de civilisation concerne un espace culturel défini par un ensemble de biens de différentes nature mais qui sont reliés entre eux, ce phénomène qui s’observe sur une période assez longue. Il s’agit d’une évolution "temporo spatiale" qu’on peut mettre en lumière à travers des outils chronologiques et typologiques.

Les liens avec le structuralisme
Ses relations avec le structuralisme seront toujours distanciée et les structuralistes, même les mieux disposés à l’égard de l’Ecole des Annales, [1] se démarqueront peu à peu son influence et son concept de « longue période » pour privilégier la notion de rupture entre périodes. De plus, chez les historiens, deux courants vont se faire jour, l’un privilégiant une analyse plus collective à travers l’étude des mentalités tels que Jacques Le Goff ou Georges Duby, l’autre privilégiant l’étude de l’individu dans l’histoire comme Emmanuel Le Roy Ladurie.
 
               

De la Méditerranée à la civilisation matérielle

La Méditerranée et la VIe section de l'École pratique des Hautes Études
Cet ouvrage sur la Méditerranée qui connut une très longue gestation, paraît en 1949 et subira même un « toilettage » en 1966, comporte trois grandes divisions :

A - L’importance de l’environnement géographique sous ses différentes configurations, les plaines et les reliefs, les mers et les confins... En géographie humaine, il s’intéresse surtout aux modes de vie, aux populations nomades et sédentaires. Surtout, il va donner une importance particulière à l’impact du climat, à l’étude de la climatologie et à son évolution [2] ainsi qu’à l’étude de l’essor des villes et des réseaux routiers.

B- L’importance des échanges économiques, des fluctuations monétaires et de la conjoncture. Cette partie traite aussi de tout ce qui concerne les relations commerciales, le rôle du prix des épices et des métaux précieux. Son analyse prend en compte les dimensions sociétales, annonçant ainsi son futur ouvrage intitulé « La grammaire des civilisations ».

C- La dimension humaine est centrée sur les événements politiques et leurs interactions. Il y traite des moments forts de l'histoire, de l'abdication de Charles Quint, son départ au monastère de Yuste, les conséquences de la bataille de Lépante sur les États et l'équilibre politique en méditerranée, la Sainte-Ligue ou l'évolution de l'Empire romain d'Orient.
« Dans mon esprit, écrit Fernand Braudel dans La démographie et les dimensions des sciences de l’homme, toutes les sciences de l’homme, sans exception, sont auxiliaires, tour à tour, les unes des autres et, pour chacune d’elles… il est licite de domestiquer à son usage les autres sciences sociales. Il n’est donc pas question de hiérarchie… »

L'innovation essentielle de cet ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, réside dans son approche autant épistémologique qu'historiographique. [3] Fernand Braudel y pratique l'inversion de l'objet étudié, ce n'est plus comme traditionnellement le roi d'Espagne Philippe II qui l'intéresse et sur qui est centré sa recherche, mais l'évolution historique et sociologique de la zone méditerranée, ainsi qu'une approche différente de la temporalité historique. Celle-ci se présente en trois temps : le temps géographique des rapports entre l'homme et son milieu [4], l'histoire sociale des groupes humains et l’agitation de l’histoire des événements.

Civilisation matérielle, économie et capitalisme – XVe – XVIIIe siècles

C'est à l'initiative de son ami et mentor Lucien Febvre que Fernand Braudel travailla à une histoire matérielle de l'occident en 1952. Il va s'atteler à cette tâche monumentale pendant treize ans, de 1967 à 1979, qui paraîtra sous le titre de Civilisation matérielle, économie et capitalisme – XVe – XVIIIe siècles. L'œuvre est constituée de trois volumes centrés sur la vie matérielle à travers les époques étudiées, les relations économiques et le fonctionnement du capitalisme.
 

A- Les structures du quotidien :
A partir d'une présentation de l'évolution démographique des sociétés, il va analyser les modes de vie des différentes strates sociétales, traitant tour à tour de la nourriture -de la subsistance aux modes gustatives et à la gastronomie- la façon de se loger, de s'habiller ou d'utiliser l'énergie disponible pendant une large période couvrant fin du Moyen Âge jusqu'à la veille de la Révolution française, toujours selon l'application de son principe de la longue durée. Il en arrive à la conclusion que, malgré les événements qui ont pu la marquer, cette civilisation a toujours obéi aux mêmes lois depuis les origines de l'homme.

B- Les jeux de l'échange :
Braudel s'intéresse ensuite aux mécanismes d'échanges de biens et de services, les règles communes et les interactions qui les régissent, une grammaire expliquant ces échanges. [5] Il voit un système économique basé sur le marché, sorte d'intermédiaire entre la production et la consommation, basé également sur les inégalités, même si parfois elles changent de nature comme pour l'esclavage, et une continuité avec l'implantation progressive du capitalisme. [6]

Il distingue trois strates dans le fonctionnement de l'économie : d'abord un niveau "pré économique" important pratiquant plutôt le troc et les échanges parallèles, « sorte de terreau où le marché pousse ses racines », l'économie de marché reliant les différents marchés par des mécanismes d'offre, de demande et de prix, enfin le capitalisme où règne « le droit du plus fort ».

C- Le temps du monde :
C'est dans cette dernière partie que Braudel introduit la notion d' « économie-monde » où l'économie devient une entité autonome avec ses propres lois. L'essor du capitalisme suppose l'existence d'un marché mondial et se réalise à partir d'un centre développé [7] qui passe progressivement des "villes-états" aux marchés nationaux des "états-nations".
pour Braudel, le capitalisme n'est pas à proprement parler une idéologie mais plutôt un système économique instauré peu à peu par le jeu de stratégies de pouvoirs.Le succès de cet ouvrage tient ainsi beaucoup à l'analyse que fait Braudel de l'intrication du marché et du capitalisme dans une réflexion alliant les dimensions temps-espace.

Son apport s'apprécie également dans la volonté des historiens contemporains de s'associer à des géographes, des sociologues ou des économistes pour travailler sur ses grands thèmes comme le capitalisme et la mondialisation, prolonger son action en analysant les groupes humains du point de vue de l'évolution de leurs modes de vie et de leur mentalité. Il a largement influencé l'archéologie en la définissant comme une tentative de reconstitution des rythmes historiques, des relations entre temporalités à partir des vestiges découverts et observés sur le terrain.

La grammaire des civilisations



Fernand Braudel développe dans cet ouvrage son idée de longue durée et de la globalité en se basant sur les sciences sociales.
Son propos est de traiter des civilisations à travers un territoire, des sociétés urbaines, des relations économiques et des mentalités marquées par la religion. Mais pour mieux cerner cette notion de civilisation, il recherche aussi des continuités. C’est à l’époque où la nouvelle histoire se fait connaître que Braudel participe à travers cet ouvrage, à la réforme des programmes d’histoire mais il ne parviendra pas à imposer son point de vue face aux traditionalistes qui privilégient l’étude des événements.

Autour de la notion de civilisation


Toute civilisation se définit par quatre paramètres principaux
Elle est d’abord géographie, dictée par une aire spatiale définie, une île est marquée par son insularité… Si les limites de cette aire sont à peu près stables, il peut exister des domaines culturels différents,  telle la civilisation occidentale séparée en aires culturelles européenne et américaine. Mais l’important réside dans la permanence de ces données.
Elle est aussi sociologie, reposant sur une société donnée qui est le reflet d’une civilisation qui possède une rémanence plus longue que la société, et économie au sens large du terme, à travers des modalités qui la modèlent.
Enfin, elle a également une dimension psychologique qui rejoint les déterminants de la mentalité collective comme la religion.

L’histoire a un rôle particulier, celui de donner un sens aux sciences humaines sont importantes pour comprendre les civilisations actuelles, la permanence émanant de l’histoire des civilisations qui mettent en lumière ses invariants. L’analyse de l’historien permet de révéler les données essentielles qui évoluent de manière très lente. En ce sens, une civilisation se définit d’abord par cette part qui, dans une société, persiste par d’imperceptibles inflexions.

Tour d’horizon des grandes civilisations

1. L’Islam et le mode Musulman
La géographie est l’élément capital qui explique les victoires de l’Islam, les pays concernés étant un carrefour de civilisation, dominant tout le bassin méditerranéen, surtout par son commerce, l’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Océan Indien , ainsi que les continents africain, asiatique et européen. Si l’Islam couvre de vastes territoires allant de l’Afrique occidentale à l’Indonésie, elle manque d’hommes pour imposer son leadership, marquée par un écart colossal entre géographie physique et géographie humaine. De religieux au début, l’essor de l’Islam est devenu militaire, le prosélytisme devenant aussi affaire de conquête, la civilisation islamique s’implantant à partir du VIIIe ou IXe siècle. Jusqu’au XIIe siècle, elle connaîtra son âge d’or basé sur une économie monétaire, l’innovation et le commerce, marquée par des différences notables entre l’Inde, la Perse ou l’Espagne.

Il est par contre difficile de parler de civilisation musulmane dans la mesure où  le panislamisme est surtout socio-politique, avec l’Afrique le lien est uniquement religieux et en Asie, il s’agit plutôt d’une civilisation indo-musulmane. On ne peut bien sûr prédire l’avenir si ce n’est qu’on sait que la révolution industrielle n’est en rien créatrice de civilisation.

2. Les « Afrique Noires »
Cet ensemble se caractérise par son isolement, son manque de contacts avec une diversité qui se décline en peuples rivaux, des différences marquées entre l’est et l’ouest du continent. Les populations ont connu l’esclavage, une ponction des forces humaines qu’on évalue au total à quelque 15 millions de personnes. Cette situation se traduit par un retard économique conséquent, une stagnation due au manque de dynamisme démographique.

L’Afrique a aussi été marquée par la colonisation qui engendre un choc de cultures entre colonisateurs et colonisés, vécu comme un traumatisme par les africains, qui favorise les conflits avec des frontières arbitraires ne correspondant en rien aux implantations ethniques. L’espoir réside dans la capacité des africains à intégrer le meilleur de la colonisation à la culture africaine.

3. Extrême Orient et Asie
L’extrême orient est terre du végétal et du riz ce qui est totalement différent de la culture occidentale basée sur le blé. Il occupe toujours le même espace de culture –pas d’assolement ou de jachère- et nécessite un travail moins pénible que le blé.Le rendement du riz est très supérieur au blé : un hectare permet de nourrir entre 6 et 8 personnes. Exploiter les terres arables nécessite une forte entraide collective pour entretenir pompes, barrages et bassins de rétention.

Les grands pays asiatiques ont connu périodiquement des invasions des Turcs, des Mongols, des Khirgiz… qui retardèrent leur essor. Mais  ici chaque conquête militaire ne génère pas une nouvelle civilisation. Jusqu’à présent, le développement a été ralenti par un cadre très rigide qui fige les structures sociales comme le système des cases en Inde ou en Chine, la hiérarchie familiale et le culte des ancêtres. Dans ces pays, il n’y a pas de véritable séparation entre l’humain et divin, entre le religieux et la vie quotidienne.



4. L’Europe
On peut dire que la civilisation européenne se caractérise par un espace géographique modelé par les guerres, l’aspiration à la liberté et le rôle de l’humanisme ainsi que la primauté du christianisme. L’histoire de l’Europe a été particulièrement chaotique. Après le partage de l’empire romain par l’empereur Théodose en 395, deux zones vont apparaître, la partie orientale plus ouverte et plus riche que la partie occidentale. La frontière de l’est sera toujours particulièrement vulnérable. La Germanie sera le seul vrai rempart et en tirera une légitimité qui fera que l’histoire de l’Europe sera d’abord l’histoire de cette légitimité.

L’Europe mettra longtemps à se remettre des invasions barbares pour se coaliser contre l’hégémonie arabe qui s’ s’achèvera par la reprise de Saint Jean d’Acre par les arabes en 1291. Toutes ces guerres ont largement contribué à fragiliser l’Europe au cours des siècles. Elle fluctuera ainsi longtemps entre la féodalité et « l’imperium chrétien ».
Contrairement à une idée admise, le paysan européen est plutôt bien loti à une époque où la terre est abondante et l’homme rare. Mais cette situation est temporaire. La Renaissance s’imposera comme une première poussée du capitalisme au détriment du monde paysan. Les formes de servage qui suivent pénaliseront surtout l’Europe orientale.

Une première Renaissance –qui ne dit pas son nom- apparaît au début du XIe siècle avec l’essor des villes qui disposent souvent de privilèges, s’entourent de remparts et favorisent le commerce à partir de la tenue de grandes foires. Peu à peu, l'état s’imposent qui veut gagner sa liberté sur le Saint Empire germanique et la Papauté, combat qui marquera durablement l’histoire de l’Europe.
Il faut chercher la première traduction de la liberté individuelle dans l’humanisme de la Renaissance et dans la Réforme, qui sera gommée par les fortes monarchies des XVIIe et XVIIIe siècles. Sur le sujet, la Révolution française est ambiguë, passant du droit de l’individu  dans La déclaration des droits de l’homme et du citoyen au libéralisme économique dans la loi Le Chapelier par exemple, empêchant le droit de réunion des salariés. Il faudra attendre les débuts de la Troisième république pour que les droits de l’individu soient vraiment reconnus (par exemple par le vote de la loi sur les syndicats en 1884).

Le Christianisme affirme vraiment sa puissance autant matérielle que spirituelle à partir du Xe siècle même si elle connut des fluctuations. (au XIVe siècle par exemple à l’époque de la grande peste de 1350 et de la guerre de cent ans) Après le traumatisme de la Réforme, la montée du matérialisme, il faudra attendre le XVIIIe siècle pour constater son déclin.

L’humanisme européen
L’humanisme est d’abord une résonance avec le christianisme, entre les civilisations antique et chrétienne. Cette vague d’optimisme qui traverse la Renaissance est cependant tempérée par les calamités du XIV siècle marqué par la guerre de cent ans et grande peste. L’humanisme protestant s’enracine au siècle suivant au moment de la Réforme qui va « incendier » l’Europe entre 1546 à 1648. La tolérance du protestantisme n’interviendra en fait que quand il aura intégré les idées des Lumières au XVIIIe siècle.

L’humanisme révolutionnaire est encore d’une autre nature puisqu’il légitime la violence au service du droit, au nom d’un idéal collectif. Par exemple, sous la violence d’un temps de guerre en 1793, on trouve des idées humanistes comme la redistribution des terres, la séparation de l’église et de l’état, le concept d’égalité... qui trouveront plus tard une plus large application.

L’Europe, de la première révolution industrielle à l’unité
Partie d’Angleterre avec l’industrie textile, elle va peu à peu s’étendre à l’Europe et au monde entier et favorisera le capitalisme et un humanisme social avec le droit du travail et l’intervention de l’Etat.
Les nombreuses divisions qui ont marquées ce continent n’ont pas empêché certaines convergences en matière artistique unité, économique et aussi la volonté d’unité politique.

5. L’Amérique Latine
 L’Amérique latine s’est construite au rythme des excès de la colonisation, marquée par la culture du « self made man ».
Le « melting pot » corollaire de la colonisation a produit une multi culture, "les Peaux-rouges" ou" Jaunes", communautés plutôt repliées sur leurs sanctuaires, "les Noirs" issus du commerce triangulaire des XVIIe et XVIIIe siècles, "les Blancs" issus des conquistadores et de la colonisation hispano-portugaise puis au XIXe siècle une émigration européenne attirée par les possibilités des grands pays de ce sous-continent.

En matière économique, colonialistes et capitalistes conduisent peu à peu l’économie de l’Amérique latine vers une économie de dépendance, privilégiant la mono culture et la mono production. Peu de paysans travaillent sur des étendues parfois immenses dans les grandes propriétés où les cultures vivrières sont insuffisantes. L’industrie est plutôt concentrée sur les côtes, les routes étant conçues pour relier les lieux de production des ports.

6. Les Etats Unis
L’atout principal de ce pays tient à sa mentalité qui se veut optimiste et tournée vers l’innovation. A l’origine, il a bénéficié d’une occupation tardive des anglais et de l’importance de sa flotte commerciale. Ce n’est qu’à partir de 1880 qu’il investira ce territoire jusqu’au pacifique ; c’est ce qu’on a appelé la conquête de l’ouest, les individus de se sentir des pionniers.
Cette conquête s’appuie sur un système capitaliste du don de terres aux pionniers, qui les revendront avec une plus-value et sur un protestantisme qu’on peut qualifier d’ouvert.

Industrialisation et urbanisation
Les deux vont de pair et son accélérées par l’arrivée du chemin de fer et l’immigration massive, une population urbaine qui s’installe surtout dans l’est industriel et sert souvent, comme disent les économistes, de « variable d’ajustement ».

Dans cette Amérique largement puritaine, l’athéisme est peu répandu, le protestantisme joue un grand rôle même si les formes de croyance sont multiples. Les inégalités sont criantes dans ce pays où les minorités –les Noirs en particulier- doivent tenir leur place s’il veut parvenir à une grande cohérence. Il a su dépasser l’esclavagisme au prix d’une guerre civile mais les minorités sont encore moins bien traitées que la communauté des anglo-saxons.

Les États-Unis sont soumis à une contradiction essentielle difficile à dépasser entre un idéal prônant l’entraide, la fraternité, l’action caritative et le caractère fondamentalement matérialiste du capitalisme. L’État libéral a tendance à intervenir pour tenter de réguler les dérives du capitalisme, de la loi Clayton contre les trusts en 1914 aux politiques keynésiennes centrés sur la demande et aux efforts plus récents de superviser l’activité bancaire.

7. L’évolution de la Russie
La Russie est un des « vieux pays » de l’Europe et elle doit son rayonnement à ses grandes villes dont Saint-Pétersbourg par exemple n’a rien à envier aux grandes capitales occidentales. A partir du XIVe siècle, le pays se rapproche des grands états européens jouant sa partition dans le concert européen toujours à la recherche d’un équilibre introuvable. La Révolution de 1917 met un coup d’arrêt à cette politique parce que son action se veut idéologique et mondiale.
Le pouvoir communiste va s’atteler à marche forcée à mettre en œuvre l’industrialisation du pays, ce qui a pour conséquence une explosion du système éducatif mais aussi un bouleversement de la vie paysanne. Sa réussite matérielle  dans le spatial ou le militaire par exemple, cache aussi de graves carences dans d’autres domaines.



Quelques citations
* « Je crois l'humanité plus qu'à moitié ensevelie dans le quotidien. D'innombrables gestes hérités, accumulés pêle-mêle, répétés infiniment jusqu'à nous, nous aident à vivre, nous emprisonnent, décident pour nous à longueur d'existence.» La dynamique du capitalisme, édition 1985
* « La seule solution d'une certaine grandeur française, c'est de faire l'Europe. » La dynamique du capitalisme, édition 1985
* « Nous ne sommes pas seulement d'une province mais d'une Région. Elle est une part de notre identité. » L'identité de la France, édition
* « La mer. Il faut l'imaginer, la voir avec le regard d'un homme de jadis : comme une barrière étendue jusqu'à l'horizon, comme une immensité obsédante, omniprésente, merveilleuse, énigmatique... A elle seule, elle est un univers, une planète ».
* « La science sociale a presque horreur de l'événement. Non sans raison : le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées. » Écrits sur l'histoire, édition 1977

Notes et références

[1] Parmi les plus connus, on trouve Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Jacques Derrida, Paul Ricœur ou Louis Althusser.
[2] Ce thème sera ensuite repris par Emmanuel Le Roy Ladurie en 1961 dans  « L'histoire du climat depuis l'an Mil ».

[3] L’historiographie est le science de l’histoire étudiant l’écriture de l’histoire tandis que l’épistémologie s’intéresse à tout ce qui concerne la théorie de la connaissance.
[4] On a pu parler à ce sujet de « temps immobile »[5] Voir son ouvrage « Grammaire des civilisations » où Braudel décrit les mentalités, identités et particularités propres à chaque civilisation (civilisations arabo-islamique, chinoise, mongole, indienne, africaine, européenne...).
[6] A ce propos, il écrit « la distinction sectorielle entre ce que j'appelle, moi "économie" (ou économie de marché) et "capitalisme" ne me paraît pas un trait nouveau, mais une constante de l'Europe, dès le Moyen Âge. » [7] Comme les villes-états Gènes et Venise, puis Anvers, Amsterdam à La Renaissance, puis Londres et l'Angleterre.
 
Références
* Paule Braudel, “Les origines intellectuelles de Fernand Braudel : un témoignage.” Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1992
* Pierre Daix, Braudel, Grandes biographies Flammarion, 1995
* Yves Lemoine, Fernand Braudel, ambition et inquiétude d'un historien, Paris, Michel de Maulde, 2010
 
Voir aussi mes fiches sur ce courant historique :
* Introduction à l'histoire locale
* Emmanuel Le Roy Ladurie
* Lucien Febvre
 
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30/04/2014
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   Les vedettes à Haïfa
 
 Noël 1969 : tandis qu’à Cherbourg les Français chantent le Minuit chrétien, les Israéliens en profitent  pour s’emparer des cinq navires placés sous embargo. Grosse émotion dans le pays. Sitôt révélé par le journal  Ouest-France, l’affaire des vedettes fait les gros titres de la presse et provoque un gros scandale. Le titre de Ouest-France  est assez ironique pour donner le ton : « Cinq vedettes israéliennes construites à Cherbourg ont pris le large au cours de la nuit de Noël. »

Quelques dates clés
- 05 1965 : lancement de la construction 
- 06 1967 : embargo français sur les armes
- 01 1969 : embargo total sur les armes à destination d’Israël 
 - 12 1969 : les vedettes « s’évadent » de Cherbourg 
Ce camouflet infligé à la France a tout de même sa vertu : permettre au pays de renouer officiellement avec les pays arabes. Mais la France n’avait-elle pas déjà connu, il y a fort longtemps, en l’an 1630 de notre ère, ce que les historiens ont appelé « la journée des dupes »
La guerre des six jours en juin 1967 va compliquer les choses, quand l'armée israélienne écrase les forces arabes coalisées . 
A l'issue du conflit, le général de Gaule décidera un embargo sur les armes à destination du Proche-Orient, mais uniquement pour les armes dites offensives.

Le mistigri des vedettes
- Acte I : Les soviétiques livrent aux égyptiens des vedettes anti-missiles, ce qui déséquilibre les fores maritimes au Proche-Orient.
- Acte II : Accord secret israélo-allemand pour la construction de vedettes de guerre à Bonn en mars 1963.
- Acte III : Avant que le chantier ne démarre à Brême, le secret est éventé, obligeant les Allemands à renoncer.
- Acte IV : Les Français contactés par les Israéliens acceptent de reprendre le chantier.
- Acte V : Les constructions mécaniques de Normandie (CMN) lancent la fabrication de 12 vedettes de guerre.

Mais le feuilleton n’est pas terminé et les événements vont de nouveau rebondir. Cette fois, c’est le titre du journal Combat du 30 décembre 1969 qui donne le ton : « Les vedettes : Paris cherche une issue honorable » et cherche en fait une improbable juste mesure pour apaiser le camp arabe sans se brouiller avec les Israéliens. 

      Le périple des vedettes

Partie de cache-cache politique
 
Suite à la guerre des Six Jours, le général de Gaule interdit l’exportation des 50 mirages V commandés par Israël en 1966. Mais on finit par trouver la parade comme l’a révélé Alexandre Sanguinetti, alors président de la commission de la Défense à l’Assemblée Nationale, avec son franc-parler habituel : « Je puis vous assurer que la somme des pièces détachées livrées à Israël lui permettait de reconstituer intégralement ses Mirages. » Ainsi, la main droite peut ignorer ce que fait la droite… et inversement.
 
Pour le moment Israël se préoccupe surtout de récupérer ses 5 vedettes immobilisées à Cherbourg et bientôt opérationnelles. Mais ils commettre une erreur politique en utilisant des hélicoptères sous embargo dans une opération militaire au Liban. Grosse bourde vite sanctionnée par le général de Gaule qui décrète un embargo général sur les livraisons d’armes à Israël. En attendant, son souci immédiat est de récupérer l’Acco, vedette en phase d’essais et prête à être livrée mais immobilisée par l’embargo. Par un hasard dont seuls les politiques ont le secret, l’ordre présidentiel s’égard dans les arcanes de la douane de Cherbourg… assez longtemps pour permettre à l’Acco de prendre le large.
Fureur réelle ou simulée des autorités françaises.   

 
 
L’odyssée des cinq vedettes
 
Reste les 5 vedettes répondant aux beaux noms de Soufa, Gaash, Herev, Hanit et Hetz, qui sont désormais quasiment prêtes… mais toujours sous embargo… et qui font saliver les responsables    israéliens. L’amiral Limon met au point, avec le gratin des services de renseignement, Aman, Mossad et Lekem, un plan alambiqué où une société écran norvégienne immatriculée au Panama est censée acquérir les cinq vedettes pour les utiliser dans… la prospection pétrolière, les navires devant être convoyés en Norvège par leurs équipages israéliens. Ce qui n’a nullement perturbé les autorités françaises… d’autant moins que les fameuses vedettes viennent juste d’être payées rubis sur l’ongle.

vedettes de Cherbourg  L'une des vedettes de Cherbourg
 
L’opération Arche de Noé
 
En fait de Norvège, après avoir fait chauffer et pétarader pendant deux heures les moteurs des vedettes dans le port de Cherbourg sans perturber les agapes du Réveillon de Noël, le convoi prend la poudre d’escampette en direction du port de Haïfa, sa destination finale, en passant par l’Atlantique puis la Méditerranée en se faufilant dans le détroit de Gibraltar. Périple hasardeux pour des bâtiments encore non armés.  
 
Quelques repères
- « par erreur, l’ordre d’embargo s’égare sur un bureau
 - Le 25 décembre à 2h 30, les vedettes larguent les amarres
- Trois jours plus tard, Paris annonce la vente de 110 avions « Mirage » à la Libye.
Les préparatifs de départ, le carburant qu’il faut stocker pour le voyage, la quarantaine de marins israéliens débarquant par vagues à Cherbourg via l’aéroport d’Orly, toute cette logistique n’éveille nullement l’attention des autorités et des services spéciaux.
Le 2 décembre en début d’après-midi, un douanier délivre même aux marins israéliens le certificat de contrôle censé être remis aux Norvégiens. La sortie en haute mer se fait sans encombres par un chenal non surveillé en cette nuit de fête.
 
Sensées naviguer vers la Norvège, les cinq vedettes au lieu de mettre le cap vers le nord, sortent de la Manche où elles sont repérées par des avions français de reconnaissance, longent les côtes portugaises, entrent dans la Méditerranée par Gibraltar et, après un second ravitaillement,  remontent un peu vers Chypre pour éviter, autant que faire se peut, les côtes égyptiennes pour arriver à Haïfa le 31 décembre.  
 
Désarroi et gros émoi bien sûr dans le "landerneau" français où l’amiral Limon qui s’empresse de regagner son pays, est déclaré « persona non grata ». Apparemment, aucun des agents du contre-espionnage français –pourtant très nombreux à Cherbourg à la même époque pour le lancement du « Terrible »- n’a eu vent du projet et de préparatifs pourtant importants qui pouvaient difficilement passés inaperçus.

starboat-1      L'amiral Limon (à droite)
 
Les services d’écoute français –dits « les grandes oreilles »- avaient pourtant noté une forte recrudescence des appels chiffrés entre les israéliens sur les vedettes et Israël. Les rapports des Renseignements Généraux se recoupent et ils alertent les autorités politiques des risques de fuite des vedettes. Silence radio des politiques. De même, le repérage des vedettes par la Marine Nationale n’a donné lieu à aucune tentative d’interception.
 
A Haïfa, le jour où la flottille s’ancre dans le port, c’est la liesse, une belle mise en scène offerte au bon peuple israélien qui exulte, à grands renforts d’interviews et de déclarations repris par des médias qui depuis une semaine suivent minute par minute les pérégrinations victorieuses de la flottille.
Le rideau va tomber sur cette farce où les meilleurs acteurs étaient des amateurs quand on apprendra que, trois jours plus tard, la France avait signé un accord de ventes d’armes avec plusieurs pays arabes, dont 110 « Mirage » pour la Lybie. Contrat mirifique qui permet aussi à la France de se replacer sur le terrain du proche-Orient et qui vaut bien d’avaler quelques couleuvres.
 
Beau final en forme d’anti morale pour un scénario manifestement cousu de fil blanc et une mise en scène à la Machiavel où la «  realpolitik, » la gestion d’intérêts bien compris, ne sont qu’un avatar de la géopolitique.

* Voir aussi le livre de Jean Fenwick, "Les vedettes de Cherbourg", éditions Elsevier Sequoia, 261 pages, 1976
   
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26/03/2014
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Saint-Simon et la cour d’Espagne

Envoyé en mission diplomatique à Madrid par le Régent Philippe d’Orléans pour séduire la famille royale espagnole, va déployer tout son entregent et son savoir-faire pour parvenir à ses fins. Il séduira successivement le roi Philippe V petit-fils de Louis XIV, Elisabeth Farnèse sa seconde épouse, mère de l’infante Marie Anne Victoire, don Ferdinand le fils du roi et de Marie-Louise de Savoie, qui deviendra roi à son tour en 1746 et Barbara de Bragance l’infante du Portugal princesse des Asturies, épouse du futur roi.

 

                  
Louis de Rouvroy duc de Saint-Simon - 1675-1755

 

Prototype du courtisan, monsieur le duc de Saint-Simon va s’imposer dans les cérémonies, ce qui lui vaudra en récompense le titre de Grand d’Espagne et la Toison d’or pour son fils aîné. En 1721, cet homme lucide sait que son avenir politique est derrière lui, supplanté par l’abbé Dubois qui a combattu l’alliance espagnole, politique qui a conduit à la guerre. Aussi, quand le Régent lui confie que le temps de la paix est revenu et que, pour la sceller, on a prévu de marier le jeune roi à l’infante d’Espagne [1] et l’héritier du trône d’Espagne à l’une des filles du Régent,  mademoiselle de Montpensier, il exulte.

 

File:Philippe d'Orleans, regent, et Marie Madeleine de la Vieuville, Comtesse de Parabere (Jean-Baptiste Santerre).jpg                        
Le régent, Philippe d'Orléans                       Le roi Louis XV à 5 ans

 

Préparant son voyage, Saint-Simon réunit une suite somptueuse, se met en route avec 200 personnes dont 36 valets de pied. Il arrive à Madrid le 25 novembre et est reçu immédiatement par le roi. Il se dépense sans compter, en « met plein les yeux » à tout le monde comme on dirait aujourd’hui, participe à toutes les fêtes, en remontre à tous sur le cérémonial et l’étiquette espagnole encore plus compliquée que la française.

 

Le roi Philippe, comblé et conquis, invite le duc après les cérémonies dans son château de Lorma et le loge dans une belle maison de Villalmanzo. Mais, grand malheur, il contracte la variole, ml          die fort grave à l’époque, le roi s’empresse et lui envoie son médecin personnel Higgins et s’en sort au bout d’un mois. Il en profite pour écrire le tableau de la cour d’Espagne. Une fois rétabli, il ira le 19 janvier, saluer la fille du Régent mademoiselle de Montpensier, âgée de 13 ans, « blanche de peau, noire de cheveux et de regard, » Saint-Simon la trouve aussi raide, sauvage et même « d’une obstination poussée jusqu’à la frénésie. »

 

 

Le lendemain est jour de mariage, le cardinal dépêché de Rome s’emmêle un peu dans le déroulé du cérémonial mais Philippe  V est ravi et c’est à cette occasion qu’il offre au Duc le titre de Grand d’Espagne et la toison d’or [2] à son aîné. Saint-Simon est aux anges puisque son second fils devient aussi l’égal d’un duc. Avant de revenir en France, il voyage un peu, s’émeut fort qu’on ait osé raser la salle des conciles à Tolède pour construire… une cuisine.

 

Rejoignant la cour à Aranjuez, brossant des portraits sans concession comme celui du duc d’Albuquerque, « petit homme trapu, mal bâti, aux cheveux gras qui lui battaient les épaules, de gros pieds plats et des bas gris de porteur de chaise, » le duc de Verragua si négligé qu’on l’appelle « don puerco » ou le marquis de Santa Cruz, renommé pour perdre ses procès, condamné pour impuissance et adultère.
Portraits bien peu flatteurs de la cour d’Espagne.

 

Le roi et son et son entourage le comblent de belles paroles, sauf on ne sait pourquoi, la princesse des Asturies qui le bat froid. Sa belle équipée remarquée aussi par la cour de France qui reconnaît ses mérites, lui a fit oublié pour un temps sa catastrophique situation financière, des dettes qui s’accumulent et un patrimoine largement obéré.

 

     Colloque du 10 Mars 2012 - Matin.

 

Notes et références

[1] La petite infante âgée de 3 ans, vive et avenante, fut bien accueillie à la cour de France. Mais elle ne parvint pas à intéresser le jeune Louis XV âgé de 11 ans.
[2] L’ordre chevaleresque de la Toison d’or a été créé par Philippe le Bon, duc de Bourgogne au XVe siècle.

 

Voir aussi

* Dossier sur Saint-Simon, dirigé par Philippe Sollers

 

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14/03/2014
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Dossier sur les éminences grises

 
« Les hommes de l’ombre » les appelle-t-on souvent, figures incertaines qui sont censées tirer les ficelles d’hommes faibles ou de pantins qui occupent le pouvoir dans la lumière de la notoriété. La réalité est plus complexe qui mélange ceux les époques, quand des favorites profitaient de leurs charmes pour grignoter quelques parcelles de pouvoir ou l’exercer au nom d’un monarque. 
 
 
 
 
 
Nous verrons ce qu’il en a été à travers trois figures emblématiques de cette forme de pouvoir, la vision de l'État d’une « Dame de beauté » face à la faiblesse royale, l’ascendant exercé par des femmes comme la marquise de Pompadour ou madame de Maintenon. 
 
Cette notion est affaire d’époque puisque on n’évoque cette forme d’action politique, ce jeu d’ombre et de lumière entre le souverain et son inspirateur qu’à compter du XVIe siècle. Au pouvoir officiel d’un Richelieu répond celui plus feutré du Père Joseph dont Aldous Huxley a écrit une superbe biographie, [1] à la pusillanimité d’hommes comme Louis XVI manipulé par le charme d’un Beaumarchais ou le maréchal Pétain avec le rôle souterrain du docteur Ménétrel  et des représentants de La Cagoule.
    
File:Kardinaal de Richelieu.jpg
Triple portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne
 
 Il existe rarement de pouvoir absolu où un despote tire tous les fils du pouvoir, un Staline qui ne saurait souffrir aucune influence, la nébuleuse des conseillers se développe à mesure que les carences du pouvoir menacent le pouvoir lui-même ou pour accompagner des  évolutions sociétales comme Giordano Bruno aux côtés des rois Henri  III puis Henri  IV qui joua l’émissaire officieux et fut un élément moteur de la lutte religieuse.
 
Le pouvoir occulte des groupes est d’une autre nature, –l’action de puissants lobbies comme on dirait maintenant- s’insinuant dans le pouvoir officiel pour mieux le manipuler, l’amener à leurs vues et à leurs objectifs et si, quelles qu’en soient les raisons, Philippe le Bel finit par résoudre avec ses méthodes personnelles l’influence des Templiers, un groupe d’influence comme les Jésuites a certainement eu un rôle moteur dans les changements de la politique française du Roi-Soleil dans la rupture avec la Hollande, la révocation de l’édit de Nantes et la calamiteuse guerre de succession d’Espagne à la fin du règne.    
 
   Image illustrative de l'article Compagnie de Jésus
Ignace de Loyala, fondateur des Jésuites                   Leur emblème
 
Une éminence grise est plutôt un individu qui est un conseiller occulte qui pèse sur les décisions importantes, imprime sa marque à l’action politique,  dont on connaît parfois néanmoins le rôle décisif comme les « grandes favorites » ou un « homme du sérail, » homme de réseau qui connaît fort bien les rouages du pouvoir et les hommes qui l’incarnent. 
 
Les périodes troubles sont bien sûr favorables à l’émergence de tels personnages qui peuvent endosser les deux costumes, homme sur le devant de la scène quand ils sont au pouvoir et hommes de l’ombre quand ils pèsent sur le pouvoir même quand ils l’ont quitté, un Pierre Laval par exemple peut être rangé dans cette catégorie, ou au siècle précédent des  hommes comme Talleyrand , Fouché ou même un Benjamin Constant avec qui Napoléon compose pendant les Cent-Jours pour élaborer une constitution consensuelle.
 
L’envers du décor, c’est que leur pouvoir dépend du Prince, qu’ils peuvent perdre sa faveur, disparaître avec leur bienfaiteur à l’occasion d’un changement de pouvoir. De plus cette notion a largement évolué dans les sociétés modernes où les éminences grises contemporaines jouent un rôle d’une autre nature avec des hommes aussi différents que Pierre Juillet pour Georges Pompidou ou François de Grossouvre pour François Mitterrand.

Certain d'entre eux ont eu une influence particulièrement marquante sur des événements importants comme St. John Philby qui négocie pour Ibn-Séoud la frontière entre l'Arabie saoudite et le Yémen dans les années 1936-37, Jean Jardin qui établit la liaison avec le gouvernement provisoire d'Alger et les Américains en 1942-43, Harry Hopkins qui convainquit Roosevelt d'engager les États-Unis dans la guerre en 1941, Egon Bahr qui dirige l'Ostpolitik du Chancelier Willy Brandt dans les années 1969-74 ou Alexandr Iakovlev qui jouera un rôle décisif auprès de Mikhaïl Gorbatchev dans la recomposition du système soviétique entre 1986 et 1989.
 
Quelques "éminences grises" contemporaines
 
Dans l'histoire contemporaine, on considère surtout les hommes qui ont une grande influence sur les décisions importantes prises par les dirigeants politiques et qui sont en général peu connus du grand public. On peut citer -entre autres- le colonel House auprès du Président Woodrow Wilson, Harry Hopkins auprès du Président Franklin Delano Roosevelt, Jean Jardin auprès de Pierre Laval, Marie-France Garaud et Pierre Juillet auprès de Georges Pompidou, puis de Jacques Chirac, Alexandr Iakovlev auprès de Mikhaïl Gorbatchev, Martin Bormann auprès de Adolf Hitler. Certains peuvent même sortir de l'ombre comme par exemple Henry Kissinger, conseiller du Président Richard Nixon, qui sortit de l'ombre quand il devint Secrétaire d'État en 1973.

  Le père Joseph, première éminence grise

 Cette expression d'Éminence grise fut employée la première fois pour désigner  Joseph François Leclerc du Tremblay (1577-1638) surnommé le Père Joseph, le conseiller de Richelieu qui reste dans l'ombre, Éminence Grise étant capucin et de ce fait portant une robe de bure grise. Peu avant de mourir, il fut fait cardinal, ayant alors droit à la distinction d'éminence. Il joua en particulier un rôle essentiel dans la dernière période de la Guerre de Trente Ans, provoquant l'intervention de la Suède.
 
 

Le père Joseph et Richelieu

 

François Joseph Le Clerc du Trembley est le personnage en retrait du « triumvira » qui dirigea la France sous Louis XIII, avec le roi et son fidèle Richelieu. Il fut l’ombre de Richelieu, son double quand le Cardinal ne pouvait agir dans l’ombre. Ils se connurent très tôt, le frère Joseph ayant fondé dans l’ouest une congrégation baptisée les bénédictines du Calvaire, rencontre le jeune évêque de Luçon Armand de Richelieu. Immédiatement, le courant passe entre les eux hommes et après une mission réussie à Rome, le pape Paul V dira avec admiration du capucin : « Je ne connais pas d’homme plus propre aux grandes affaires. »

 

On se demande souvent comment Richelieu a pu constituer cet imposant réseau de renseignements couvrant l’Europe et ce non moins important réseau intérieur d’espions qui lui permit de déjouer tous les complots dont il fut victime, dirigés le plus souvent par Marie de Médicis, la mère du roi, et son frère Gaston d’Orléans, ourdi par l’inquiétante duchesse de Chevreuse. La réponse est dans l’action du père Joseph, véritable double du cardinal qui, avec un autre capucin le frère Athanase tissent les complicités et achètent les consciences.

 

Il va donner toute sa mesure pendant la guerre de 30 ans (1618-1648), se rend à Ratisbonne, négocie avec Gustave Adolphe le roi de Suède une contribution financière de 600.000 livres contre les troupes promises qu’on ne peut fournir, compromet le généralissime adverse qui sera démis de son commandement puis assassiné, sème le trouble dans les rangs ennemis, chez les Bavarois, fait honte aux électeurs catholiques de servir l’ennemi, au point que l’empereur germanique Ferdinand II dira en pensant au père Joseph : « c’est un pauvre capucin qui vous a battus. »

 

En Italie, il fera aussi bien, atteignant l’objectif de mettre sur le trône du duché de Mantoue Charles de Gonzague, duc de Nevers, tout en désengageant l’armée française de ce guêpier. On peut dire qu’il y a dans cet homme la trempe et le savoir-faire d’un Talleyrand au congrès de Vienne. C’est encore lui qui redonnera le moral à Richelieu après l’invasion de la Picardie par l’armée espagnole et, la santé du Cardinal déclinant, il convint le roi de le choisir comme successeur. Mais le père Joseph mourra finalement avant le Cardinal le 18 décembre 1638 dans les bras de son ami et Louis XIII très affecté par sa disparition, s’exclamera : « Je perds aujourd’hui le plus fidèle de tous mes serviteurs. »

 
           Gérôme_Eminence_grise.jpg

 François Leclerc du Tremblay dit le père Joseph --  Tableau de Gérôme
 
Trois favorites, femmes de pouvoir
 

Agnès Sorel, la « dame de Beauté »

 

    Agnès Sorel la "dame de Beauté"

 

Le roi Charles VII en avait fait la première maîtresse officielle de l’histoire de France. On la disait femme de cœur aussi bien que de tête, elle prit rapidement l’ascendant sur ce roi si timoré qu’il lui répugnait de prendre des décisions, au point que l’on parlerait d’aboulie.

 

Il est pourrait-on dire » un homme à femmes, » il s’est libéré de l’ambiance délétère de la cour grâce à sa belle-mère Yolande d’Aragon et il a libéré son royaume des anglais grâce à Jeanne d’Arc. Si l’on en croit ses contemporains ou le tableau de Fouquet La vierge à l’enfant, sa beauté n’est pas usurpée. Charles VII en tombe immédiatement amoureux et l’impose dans la suite de la reine Marie d’Anjou. Elle finira par céder aux instances du roi et lui donnera trois filles qu’il légitimera. Ses premières actions seront de d’éloigner les favoris qui flattent l’apathie du roi et les remplace par des hommes comme Pierre de Brézé et le financier Jacques Cœur.  

 

Ce sera sa favorite Agnès Sorel à qui il offrira le château de Beauté-sur-Marne, qui prendra le relais et finira en quelque sorte ce que Jeanne d’Arc avait commencé en incitant fortement le roi à lancer une campagne militaire pour reprend la Normandie à l’anglais. Pour parvenir à ses fins, elle fait croire au roi qu’un astrologue lui a prédit qu’un roi brave et courageux l’aimerait et que, vu son comportement, ce ne pouvait être le roi de France mais bien plutôt celui d’Angleterre. Stupeur et terreur du roi qui se résolut à réagir et à aller reconquérir la Normandie. Elle l’incitera aussi à instaurer un gouvernement régulier qui puisse assurer un véritable suivi des affaires publiques.

 

Madame de Maintenon ombre du Roi-Soleil

 

  Madame de Maintenon

 

Destin curieux que celui de cette femme petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, comme père un aventurier douteux, comme mari un poète comique Scarron affligé d’une maladie de peau puis chargée de l’éducation des bâtards de Louis XIV. Elle va régner 32 ans sur le cœur du roi. Il faut dire qu’après 1683, quand le roi l’épouse après le décès de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, les guerres à répétition sont de plus en plus dures à supporter, le climat de la cour est lourd après que la belle Athénaïs, la marquise de Montespan se fût compromise dans un énorme scandale qui touche des gens en vue. Louis XIV veut se repentir de sa légèreté et de sa vie dissolue entre ses bâtards et ses maîtresses.

 

Elle est plus une inspiratrice et, même si elle est l’amie du père Tellier et du père La Chaise, confesseurs du roi, elle sait écrit-elle que « l’on ne  sera jamais neutre avec ces gens-là. » Elle s’intéresse plutôt aux démarches secrètes, en coulisses, constitue peu à peu un réseau d’amitiés et d’obligés. Son pouvoir s’accroît à partir de 1701 quand l’Europe se coalise contre la France, qu’elle assiste aux discussions avec les ministres et que le roi lui demande « Qu’en pense votre Solidité ? »  Le caractère mal commode du roi, qui ne s’améliore pas avec les années et les malheurs de la fin du règne, l’incite à beaucoup de prudence, disant par exemple à une dame de la cour : « Ne vous mettez pas sur le pied de tout demander et d’accoutumer le roi à vous refuser. »

En fait, elle connaît fort bien son pouvoir et ses limites.

 

La marquise de Pompadour, au-delà de la favorite

 

File:François Boucher 019 (Madame de Pompadour).jpg   La marquise de Pompadou

 

Femme de pouvoir, elle mettra Louis XV sous son charme, [2] restera jusqu’à sa mort son amie et sa confidente mais sera aussi la cible de la famille royale, en butte plusieurs cabales. Elle est loin d’être la pâle roturière avide qu’on a pu décrire mais est issue de la bourgeoisie parisienne dont la famille est liée aux grands financiers Pâris-Montmartel et Pâris-Duverney et fréquentait dans sa jeunesse les salons huppés de madame  Géoffroy et madame de Tencin.

 

Elle « règnera » pendant vingt ans de 1745 à 1764, sachant placer ses amis et es protégés, fera son frère Abel Poisson, marquis de Marigny, l’abbé de Bernis secrétaire d’état aux affaires étrangères puis cardinal ou le duc de Choiseul premier ministre de 175è à 1770. Son pouvoir de nuisance est aussi considérable, témoins ceux qu’elle fera renvoyer comme Orry le contrôleur des finances, Machault d’Arnouville le garde des Sceaux ou le comte de Maurepas.

 

Elle joue un rôle important en politique étrangère, réalisant un renversement d’alliances en 1756 entre la France et l’Autriche. Comme l’écrit Starhemberg au chancelier Kaunitz à propos de la marquise, « il est certain que c’est à elle que nous devons tout et que c’est d’elle que nous devrons tout attendre pour l’avenir. » Dans le domaine des arts, elle a favorisé la difficile parution de L’Encyclopédie, épaulant aussi de tout son poids Rousseau et Voltaire, aidant ce dernier dans l’affaire Calas.

 

Beaumarchais, « barbouze » de Louis XVI

 

Si Pierre Augustin Caron de Beaumarchais est surtout connu comme auteur dramatique à succès, sa vie a été aussi consacrée à la politique et aux intrigues. Ses débuts ne sont guère brillants, chassant les libelles contre la royauté et allant négocier jusqu’en Angleterre avec leurs auteurs, les poursuivant –selon ses dires- jusqu’à Nuremberg à l’issue d’une aventure rocambolesque. N’empêche, il a désormais la confiance de Louis XVI et même de Sartine, le chef de la police. [3]

 

A Londres, il organise son petit réseau privé avec la belle madame de Godeville et, mieux renseigné que l’ambassadeur de France, apprend les graves dissensions existant entre le roi Georges III et les « treize colonies américaines. » Il voit immédiatement le parti que la France pourrait en tirer et rend compte sans délais à Versailles, écrivant que « l’Angleterre est dans un tel désordre… qu’elle toucherait presque à sa ruine si ses voisins et rivaux étaient eux-mêmes en état de s’en occuper sérieusement. » [4] S’engager auprès des insurgés comme le suggère Beaumarchais, Louis XVI y répugne encore malgré les avantages économiques escomptés et la préservation des colonies antillaises.

 

Sous couverture commerciale, il met sur pied une organisation, loue des bateaux, achète des armes  à l’arsenal du Château-Trompette à Bordeaux avec les  deux millions de livres octroyés par le roi mais la flottille est r par la vigilance des espions anglais et la reculade de Vergennes. Beaumarchais ne se laisse pas abattre, se réorganise et la flottille arrive enfin à destination au printemps 1777, une vraie aubaine pour des américains à court d’armement. Durant deux ans, il fera passer aux insurgés des milliers de fusils, de boulets, de canons… jusqu’à ce que la France prennent le relais et entre en guerre contre l’Angleterre.

 

Le plus ironique est que, lassé du comportement parfois arrogant de Beaumarchais et du succès de sa pièce Le mariage de Figaro, Louis XVI le fit boucler à la prison Saint-Lazare.

 

              Description de cette image, également commentée ci-après
Beaumarchais, sa statue à Paris, son portrait par Nattier

 

Pétain et Ménétrel, le maréchal et le docteur

 

Le docteur Ménétrel fut pour Pétain tout à la fois son médecin bien sûr mais aussi son secrétaire particulier et son confident. Un homme double, boute-en-train, curieux de tout mais d’un antisémitisme virulent. [5]

                                                     

Homme assez insaisissable, russophile et anti soviétique, qui n’aimait ni les Allemands, ni Pierre Laval qu’il aurait volontiers fait fusiller. Dans le marigot vichyssois, Bernard Ménétrel apparaissait comme l’ami-confident plutôt en marge des courants qui parcouraient le microcosme politique. Son problème serait plutôt le caractère velléitaire du Maréchal, son aboulie de vieillard qui change d’avis et de politique selon l’entregent de son interlocuteur.

 

Pétain ne cessera de refuser de choisir entre les attentistes,  Weygand que les Allemands finiront par arrêter, l’amiral Darlan qu’il soutiendra avant de refuser d’avaliser l’accord Darlan-Warlimont et entre les collaborationnistes Laval qui finit par l’imposer, ainsi que les ultras Déat et Doriot.

 

Le pouvoir de Bernard Ménétrel dans cette pétaudière est d’abord d’être un passage obligé pour parvenir au Maréchal, le seul qui sache le moment propice à une visite positive, « il faut prendre le Maréchal quand il est frais » conseille-t-il parfois. D’une façon plus directe, il va participer à l’action du 13 décembre 1940 qui destitue Laval puis aidera Groussard à obtenir l’aval du Maréchal pour engager des pourparlers secrets avec les Alliés.

 

Il prendra ensuite langue avec des membres anti nazis de l’Abwehr et même avec la Résistance début août 1944, actions vaines qui lui vaudront la haine des ultras et d’être arrêté par las Allemands à Sigmaringen le 22 novembre 1944… avant d’être emprisonné à la Libération puis rapidement libéré. Le docteur Ménétrel a été, sinon son éminence grise, la conscience du Maréchal, celui dont Pierre Laval dira, exaspéré par son entêtement à préserver le Maréchal jusqu’à la fin, « J’avais tout prévu, sauf que la France serait gouvernée par un docteur. »

 

       
Le docteur Ménétrel                avec le maréchal Pétain à Vichy

 
Notes et références
[1] Aldous Huxley, L'Éminence grise, 1941
[2] Catherine Salles, Louis XV, les ombres et les lumières, éditions Tallandier, 2001
[3] Maurice Lever, Pierre Caron de Beaumarchais, éditions Fayard, 1999
[4] Gilles Perrault, Le secret du roi. La revanche américaine, éditions fayard, 1996
[5] Bénédicte Vergez-Chaignon, Le docteur Ménétrel, Éminence grise et confident du Maréchal, éditions Perrin, 2001
 
Bibliographie
 * Pierre Assouline, Une éminence grise : Jean Jardin, 1904-1976, Balland, Paris, 1986, 374 p., (ISBN 2-7158-0607-8)
* Christine Fauvet-Mycia, Les Éminences grises, éditions Belfond, coll. « Documents », Paris, 1988, 225 p., (ISBN 2-7144-2112-1)
* Roger Faligot et Rémi Kauffer, Éminences grises, Fayard, Paris, 1991, 432 p. ISBN 2-213-02956-3
* Dimitri Casali, Walter Bruyère, Les Éminences grises du pouvoir, L'Express , 2011, 255 p., ISBN 978-2-84343-843
* Georges Minois, Charles VII, Paris, 2005, ISBN 978-2-286-01834-4 et Jeanne Bourin, La Dame de beauté, Livre de poche no 6341, 1990, ISBN 978-2-253-04169-6
* Michel de Decker, La Marquise des plaisirs - Madame de Pompadour, éditions Pygmalion,‎ mars 2007, 214 pages, ISBN 978-2-85704-948-7
* André Castelot, Madame de Maintenon, La reine secrète, Paris, Éditions Perrin, 1996, ISBN 2-262-01249-0
* Benoît Pierre, Le Père Joseph, l'éminence grise de Richelieu, Perrin, 2007
 
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14/03/2014
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